- AUBIGNÉ (T. A. d’)
- AUBIGNÉ (T. A. d’)Après la mort de Henri II, la poésie française s’enrichit d’accents nouveaux. On assiste au développement de la poésie sérieuse, avec Du Bartas (Le Triomphe de la foi , 1574, La Semaine ou Création du monde , 1578), et de la poésie politique et polémique. Les poètes interviennent dans le conflit qui divise la France à l’époque des guerres de Religion, comme l’attestent les poèmes patriotiques de Du Bellay, la Remontrance au peuple français (1559) de Des Autels et enfin les Discours des misères de ce temps (1562-1563) de Ronsard. Du côté protestant, d’Aubigné commente avec véhémence les événements contemporains.Une vie agitéeFils de Jean d’Aubigné et de Catherine de l’Estang, Agrippa d’Aubigné naquit à l’hôtel Saint-Maury, près de Pons, en Saintonge, le 8 février 1552. Avec un grain de vanité, il fait à ses enfants (Sa vie à ses enfants ) le récit édifiant de sa vie. Son père ne négligea rien pour le former aux études sérieuses (tout jeune, Agrippa lisait le grec, le latin et l’hébreu), et pour l’élever en sincère huguenot. Passant par Amboise en 1560, au lendemain de la Conjuration, il lui montra les têtes de ses compagnons attachées à une potence, et lui fit prêter serment de les venger. Après la mort de son père, Agrippa achève ses études à Genève, mais, de retour en Saintonge, il ne tarde pas à rejoindre ses compagnons d’armes. Il est à Jarnac en 1569, aux combats de la Roche-Abeille et de Pons; partout il se distingue par sa bravoure, et il n’échappe que par hasard à la Saint-Barthélemy (1572). C’est l’époque où il tombe amoureux de Diane Salviati, qu’il célèbre dans le Printemps ; mais le projet de mariage est rompu à cause de la différence de religion. Écuyer du roi de Navarre en 1573, il partage avec lui tous les hasards des guerres et prépare son évasion de la Cour (1576). Ce fut une amitié fidèle, qui n’alla pas sans quelque brouille, mais que l’abjuration ne parvint pas à effacer. Après le périlleux combat de Casteljaloux (1577), où il fut blessé, il commence à écrire Les Tragiques. En 1583, il épouse Suzanne de Lezay. On le retrouve à Coutras (1587), à Ivry (1590). Après la mort de sa femme, en 1596, il s’éloigne de la Cour, complète Les Tragiques et commence l’Histoire universelle. Il a la douleur de voir son fils Constant (le père de Mme de Maintenon) se convertir puis mener une vie de débauche. En 1620, il s’exile à Genève pour y prendre «le chevet de la vieillesse et de la mort». Il meurt le 9 mai 1630, au terme d’une existence de fierté et de droiture.Héros exalté et généreux, absorbé par l’action, et dont le courage affecte volontiers les formes chevaleresques, Agrippa d’Aubigné aime les coups d’épée et revendique la gloire du négociateur. Malgré sa fierté ombrageuse et sa vanité, il se recommande avant tout par sa sincérité de croyant qui n’a jamais discuté sa foi. Il est nourri de la Bible, fidèle à la Cause, plein de compassion pour les humbles et impitoyable contre les tyrans. Après des années de lutte, il peut se tourner vers l’éternité de paix profonde qui l’attend.Tour à tour poète, pamphlétaire et historien, il a produit une œuvre diverse, mais cohérente.L’œuvre poétique«Le Printemps»Pour célébrer Diane Salviati, la nièce de la Cassandre de Ronsard, dont il est un admirateur fervent, d’Aubigné reste soumis à la tradition pétrarquiste, à la manière de Du Bellay dans l’Olive (1549) et de Ronsard dans le premier livre des Amours . Il chante la beauté physique et morale de Diane, condamne ses rigueurs et plante en son honneur deux arbres dans le parc de Talcy. Il y a dans ce recueil une telle violence dans la plainte, une telle hantise du sang et de la mort, qu’il est difficile d’oublier, en lisant l’Hécatombe à Diane ou les Stances , le climat de guerre civile qui les baigne. Mieux, quand il invective et qu’il maudit, quand son esprit est transporté en extase, d’Aubigné écrit comme une préface des Tragiques , œuvre plus grave, où il ne veut «chanter que de Dieu».«Les Tragiques»Commencés en 1577, achevés sous leur forme première en 1589, ils paraissent en 1616, au lendemain de la paix de Loudun, dans un siècle de goût et d’autorité qui a oublié les temps héroïques de la geste protestante. Ce poème de dix mille vers n’entre dans aucun genre défini: il contient de l’histoire, de l’épopée, de la satire, du lyrisme chrétien. Le poète retrouve l’indignation de Juvénal contre les fauteurs de troubles, et l’assurance du prophète biblique dans le triomphe final de l’Église réformée. C’est sans doute l’élément dramatique (mis en évidence par le titre) qui donne unité et force à l’ensemble des sept chants. Misères évoque la France déchirée et les affreux spectacles de la guerre; Princes invective Catherine de Médicis, Charles IX et Henri III; Chambre dorée condamne les juges sanguinaires, et décrit sous forme allégoriques les vices du Palais de justice de Paris. Plus narratifs, Feux et Fers relatent l’un l’époque des bûchers, en exaltant la constance des martyrs, l’autre les principales scènes des guerres de religion, éclairées par l’aube sanglante de la Saint-Barthélemy, «la tragédie qui efface le reste». Vengeances et Jugement forment le dénouement du drame: le premier énumère les châtiments exercés par Dieu contre les persécuteurs de l’Église depuis Caïn; le second nous transporte au moment du Jugement dernier, et nous fait assister à la vision apocalyptique de la résurrection des corps, à l’inéluctable séparation des élus et des réprouvés. On regrette que cette belle ordonnance soit ternie par la rhétorique et par les surcharges, et qu’un poète d’une imagination visionnaire et d’une telle force satirique ne sache pas mieux discipliner son inspiration tumultueuse.Il n’y a pas grand-chose à glaner dans le monotone poème didactique en quinze chants, La Création , inspirée par La Semaine de Du Bartas. Tout au plus peut-on admirer quelques strophes mélancoliques et résignées de son dernier recueil, L’Hiver ; d’Aubigné est donc avant tout le poète des Tragiques .L’œuvre en proseLe pamphlétaireLa «passion partisane» qui caractérise certains chants des Tragiques apparaît aussi dans l’œuvre en prose. Le Caducée, ou l’Ange de la paix est une attaque contre les «prudents», ses coreligionnaires trop accommodants, sous la régence de Marie de Médicis, avec le pouvoir royal. Il met en valeur la politique noble et intransigeante des «fermes». Le traité des Devoirs des rois et des sujets date de l’époque de la guerre de Louis XIII contre les protestants, et oppose le bon roi au tyran. La Confession catholique du sieur de Sancy, qui ne fut publiée qu’en 1660, est suscitée par une rancune personnelle d’Agrippa d’Aubigné contre Du Perron. L’ouvrage parodie les abjurations des protestants qui se sont convertis au catholicisme pour obtenir le profit et l’honneur. C’est déjà, pour souligner la dangereuse influence de la politique sur la religion, le ton des Provinciales . Plus savoureuses sont les Aventures du baron de Faeneste , dont deux livres parurent en 1617, le troisième en 1619, et le quatrième en 1630 à Genève, où il fit scandale. Retrouvant la verve de Rabelais, «maître François, auteur excellent», d’Aubigné imagine les «dialogues» d’un gentilhomme poitevin, Enay (qui représente l’auteur lui-même), et d’un aventurier gascon ignorant et poltron, Faeneste, digne héritier du Miles gloriosus de Plaute: être et paraître, deux caractères qui s’opposent dans de véritables scènes de comédie. Par le souci de l’observation exacte, par les étonnantes caricatures des courtisans, par les tableaux de mœurs de la société de son temps et par les anecdotes rustiques du Poitou, d’Aubigné est un authentique précurseur du roman réaliste et du genre burlesque.L’historienDans l’Histoire universelle , son œuvre maîtresse qu’il dédie à la postérité, d’Aubigné s’astreint à l’impartialité que l’on attend d’un ouvrage historique et d’une apologie lucide du protestantisme. Oubliant la fureur de ses jeunes années, il déclare maintenant: «Quand la vérité met le poignard à la gorge, il faut baiser sa main blanche, quoique tachée de notre sang.» Le livre mentionne les luttes soutenues de 1553 à 1602 par les protestants et les replace dans l’histoire européenne. Les deux premiers tomes étaient achevés en 1619. Traînant désormais le «pesant chariot de l’histoire», d’Aubigné s’efforce de ne dire que la vérité, fait un bel éloge d’Henri IV et se montre moins injuste que jadis pour Catherine de Médicis, Charles IX ou le cardinal de Lorraine. Dans ce livre de bonne foi, écrit avec une gravité sereine, les souvenirs personnels et les minutieux récits de batailles sont les pages les plus remarquables; elles permettent de nuancer ou de préciser certains récits trop partiaux des Tragiques .Son influenceOn ne peut pas toujours, comme le fait Mathurin Régnier, «laisser aller la plume où la verve l’emporte». Agrippa d’Aubigné fut méconnu par les classiques, parce qu’il s’était trop affranchi des scrupules du goût. Sainte-Beuve le réhabilite et voit dans son œuvre «l’image abrégée» de la Renaissance. Sa vie de droiture et de générosité, sa loyauté nous charment, même s’il s’éloigne de nous par son fanatisme. «Homme racine et souche de poètes, plutôt que grand poète» affirme Barbey d’Aurevilly. Son œuvre poétique est dominée par les Tragiques , dont l’autorité et le prestige sauront retenir le Victor Hugo des Châtiments. Il fait penser à Corneille par son goût des vers sentencieux; il est tout proche de Claudel par son assurance à découvrir les desseins de la Providence. Son œuvre en prose et sa correspondance attestent la variété de ses dons, mais aussi sa fidélité constante à la cause protestante. S’il est un représentant incontesté du baroque littéraire, il nous propose partout une noble conception de la dignité humaine. La résistance absolue au réalisme sordide, le refus de la prudence intellectuelle, la sauvegarde de l’idéal, voilà l’essentiel de l’humanisme que nous transmet ce champion de la Réforme, ce témoin de l’époque des guerres civiles, ce compagnon des héros qui ont lutté sur un terrain marqué de leur sang.
Encyclopédie Universelle. 2012.